Les hasards du web m’ont mis sous les yeux un témoignage terrible, juste après avoir écrit mon article sur le mépris médical envers les douleurs féminines. Si vous lisez l’anglais, je vous engage vivement à aller lire sa version originale, que je vais vous résumer ici. 

Femme souffrant, dans différentes positions

Comment percevoir la douleur d’une femme quand on est un homme ?

Une douleur intense négligée aux urgences

Un matin tôt, Joe Fassler entend sa femme Rachel crier de douleur et la voit s’affaisser sur leur lit, vrillée par la douleur. Rachel n’est pas ce qu’on appelle une « petite nature » ou pire « une femelette » (et hop, un préjugé sexiste). Elle a déjà eu des blessures sérieuses sans s’écrouler comme elle le fait ce matin-là. La douleur est intenable, à tel point qu’à la question des ambulanciers « quel est votre niveau de douleur de 1 à 10 », elle répond « 11 ».

L’ambulance les dépose à l’hôpital et Rachel se glisse dans un lit de la salle d’attente des urgences, en attente de la procédure de triage. En France comme aux États-Unis (où habitent les Fassler), les urgences qui n’ont pas été préalablement dispatchées directement vers les unités de soin par le SAMU sont classées en cinq niveau, de « traitement immédiat » à « traitement sous quatre heures ». Aux États-Unis, l’attente moyenne aux urgences avant de voir un médecin est de 28 minutes et, pas de chance, dans l’hôpital où a été admise Rachel, l’attente moyenne est de 49 minutes.

Le problème de Rachel, c’est qu’elle ne va pas être prise en charge par un médecin avant de longues heures.

Une douleur insupportable ou "juste une petite douleur" ?

Une douleur insupportable ou « juste une petite douleur » ?

Alors qu’elle est manifestement dans un grand état de souffrance, se tordant tellement de douleur qu’une infirmière a du mal à prendre la mesure de sa pression sanguine, alors que son mari insiste auprès du personnel médical, expliquant qu’il ne l’a jamais vue ainsi, personne ne les écoute. Les infirmières déclarent « oh vous avez juste un peu mal, chérie », il faudra attendre plus d’une heure pour qu’un interne fasse un très bref examen superficiel, quarante-cinq minutes après cet examen pour que Rachel reçoive enfin des anti-douleurs.

L’erreur de diagnostic

Pire encore que le délai, l’interne a fait une grave erreur de diagnostic : alors que Rachel a un ovaire gonflé qu’on peut sentir en palpant l’abdomen, l’interne a fait un diagnostic de calculs rénaux que personne ne remet en cause.

Les femmes pleurent, les femmes sont sensibles à la douleur, on a beaucoup de monde ici, un peu de patience chérie, un peu de courage…

sont les réponses que Joe et Rachel entendent à chaque fois qu’ils demandent des antidouleurs plus forts, ou une prise en charge plus rapide.

Blouse de médecin avec stéthoscope

Le triage détermine quand le patient doit voir un médecin urgentiste

Rachel passe au scanner vers 15h et revient ensuite en salle des urgences. Rien ne se produit. L’interne du matin s’en va et, enfin, son remplaçant, pardon sa remplaçante, va s’apercevoir de la gravité de la situation, que l’interne n’a fait aucun examen médical. A 16h, les résultats du scan arrivent, montrant une grosse masse dans l’abdomen, enfin les urgences s’activent et, à 22h30 Rachel sera opérée pour sa torsion des ovaires.

La torsion ovarienne : une affection féminine grave et rare

La torsion ovarienne est une urgence médicale.

Photo d'un ovaire avec un corpus luteum à son maximum

Ovaire avec un corps jaune (Corpus Luteum) complètement développé

Pour des raisons diverses, un ovaire va tourner autour des ligaments qui l’attachent à l’utérus, aux trompes de Fallope et au péritoine qui est très fortement innervé. Dans les formes les plus graves, la torsion de l’ovaire peut s’accompagner d’une torsion de la trompe.

La douleur est extrêmement forte, s’accompagne souvent de nausées et de vomissements (dans 70% des cas). Dans de rares cas, l’ovaire va se retourner à nouveau tout seul. Sinon, il faut opérer extrêmement rapidement (dans les six à huit heures suivant le début de la douleur) pour éviter la nécrose.

Les complications sont lourdes : la perte de l’ovaire, bien sûr, des infections internes dans l’abdomen et l’appareil génital qui peuvent aller jusqu’à la septicémie et la mort.

Mais pour les infirmières de Rachel et l’interne, malgré la boursouflure de l’abdomen, il s’agissait de calculs rénaux et de douleurs normales

La torsion ovarienne touche environ 6 femmes sur 100.000 . Elle représente 3% des urgences gynécologiques. Elle survient principalement pendant la grossesse ou la ménopause. Elle est favorisée par les kystes ovariens ou un corps jaune trop important.

Là encore, le mépris de la douleur féminine

C’est une affection méconnue.

C’est effrayant de voir, sur les forums, les femmes qui parlent de torsion des ovaires en expliquant qu’elles attendent que la douleur passe, que leur gynéco n’est pas certaine que cela soit ça, que ça fait très mal mais qu’on peut trouver une bonne position… alors même que beaucoup de ces femmes ont déjà des problèmes de fertilité et sont en procédure de FIV.

En particulier sur celui-ci :

cela fait mal et peur mais n’empêche rien car j’ai mené ma grossesse à terme

Certes, mais la suivante ? Qu’un docteur ne soit pas chaud pour opérer en cours de grossesse, surtout – comme dans ce cas – une grossesse après FIV, cela se comprend.

Femme crispée à cause de ses règles

De nombreuses femmes sont obligées de s’arrêter de travailler à cause de règles douloureuses

Mais ne faut-il pas au moins expliquer l’ensemble des risques ?

Une douleur intense est toujours un signal médical qui doit être traité sans attendre. Que cela soit une douleur ovarienne, des règles douloureuses, une douleur au bas du dos ou ailleurs, il n’y a pas de douleur intense anodine.

Dans l’histoire de Joe et Rachel, ce qui est effrayant, c’est l’indifférence du personnel médical, masculin et féminin confondu, aux urgences.

Elle crie, elle a mal parce que c’est une femme, pas parce qu’elle a un grave problème.

La différence de traitement des femmes et des hommes face à la douleur

La mesure de la douleur féminine

Depuis la fin des années 90, on commence à sérieusement s’intéresser à ce problème, extrêmement complexe.

Ensemble de pointes de clous

Quelle est l’intensité de chaque douleur ?

La douleur n’est pas une donnée objective, directement mesurable en laboratoire comme une glycémie ou un taux de globules rouges. La douleur est une sensation, une réponse du cerveau aux signaux nerveux envoyés par une partie du corps traumatisée. La quantification de la douleur est donc indirecte et passe par le niveau subjectif qui lui est donné par la personne qui a mal.

A partir de là, les études qui comparent cette quantification doivent essayer de faire le tri entre :

  • les facteurs personnels, avec un très théorique « toutes choses égales par ailleurs, une personne a-t-elle plus mal qu’une autre » ?
  • les facteurs physiques, le corps féminin et le corps masculin répondent-ils réellement différemment à un stimulus physique différent ?
  • et les biais sociaux, avec toutes les représentations du type « un garçon ça ne pleure pas » ?

Pour résumer, pour l’instant, on n’en sait trop rien.

On a l’impression qu’en général, les femmes expriment plus leur douleur, surtout les douleurs chroniques, que les hommes et agissent plus pour mettre fin à cette douleur. Mais les différences physiques semblent extrêmement minimes.

Par ailleurs, les analyses statistiques sur les traitements des patient(e)s montrent que :

les douleurs des femmes sont en général soignées moins énergiquement lors de la prise en charge médicale, jusqu’à ce qu’elles aient fait la preuve qu’elles étaient aussi malades que les hommes.

La prise en compte des pathologies spécifiquement féminines

Si la coccygodynie n’est pas, a priori, spécifiquement féminine, ce sont en majorité des femmes qui commentent et se plaignent parce que leur médecin leur dit qu’il n’y a rien à faire. Il ne faut pas oublier que la grossesse et l’accouchement sont deux facteurs potentiels de cette pathologie qui n’existent pas pour les hommes, tout le reste (obésité, malformation génétique, traumatisme) ne dépendant pas du sexe.

La torsion des ovaires est une affection purement féminine, tout comme les douleurs des règles et – en particulier – l’endométriose.

Cette ignorance des spécificités féminines va malheureusement encore plus loin. Il existe de nombreuses pathologies pour lesquelles les symptômes ne seront pas identiques pour les hommes et pour les femmes. L’infarctus du myocarde en est une, pour laquelle les artères des femmes sont souvent moins obstruées que celles des hommes, ce qui ne les empêche pas de souffrir d’une mortalité plus importante.

Opération dans le service de cardiologie

En cardiologie, la prise en compte du syndrome de Yentl est insuffisante

Or cette mortalité plus importante est encore aggravée par la sous-estimation du diagnostic, liée à la méconnaissance des symptômes féminins. C’est ce qu’on appelle le « syndrome de Yentl » (du nom du film où Barbara Streisand se déguise en homme pour accéder à l’éducation). Ce syndrome a fait l’objet de très nombreuses études, une fois qu’il a été révélé. Et ce qui est le plus important, c’est qu’il semble aujourd’hui être moins important.

Une fois encore, une fois qu’une femme est reconnue aussi malade qu’un homme, elle n’est pas traitée différemment. C’est cette reconnaissance qui est difficile, qui passe par une sensibilisation des médecins et des infirmiers, hommes et femmes, pour passer au-dessus des préjugés des « femmes plus sensibles ».

 

(Nb : les différentes photos de cet article sont des photos d’illustration et ne représentant absolument pas aucun des protagonistes)