Un enfant qui semble maladroit, se cogne beaucoup, tombe, a parfois le vertige, « manque » le verre n’est pas distrait ou inattentif : il a de fortes chances d’avoir un trouble de la vision binoculaire, en clair, de ne pas percevoir ni les reliefs ni les distances.

La vision simultanée des deux yeux permet de percevoir les reliefs

Les deux yeux, étant légèrement éloignés l’un de l’autre, voient la même scène très légèrement différemment. Dès les débuts de la photographie, ce phénomène a été reproduit avec des appareils photo à deux objectifs, qui se déclenchaient au même moment et produisaient donc de la même scène deux images « plates » très légèrement décalées.

Photo stéréoscopique ancienne de la porte d'Avila

Photo stéréoscopique ancienne de la porte d’Avila, mise à disposition par José Luis Pajares

Ainsi, ce stéréoscope ancien du XIX° siècle montre deux vues légèrement différentes de la porte.

La différence entre un appareil photo et l’être humain, c’est que le cerveau reçoit l’information simultanément, et va fusionner les deux images et percevoir le relief ! C’est ce qu’on appelle « la vision binoculaire« . Deux mécanismes entrent en jeu :

la convergence : naturelle, quand les yeux sont bien parallèles, elle aligne fait que les deux yeux regardent le même objet. Les deux images envoyées au cerveau sont suffisamment semblables pour être fusionnées. La convergence va se faire à travers les muscles de l’oeil, qui le déplacent selon que l’objet regardé est petit ou éloigné.

la fusion : c’est l’analyse du cerveau, qui « traduit » en sensation de profondeur et de relief les différences entre les deux images, au lieu de « voir pas net ». Ce réflexe se base sur l’expérience sensorielle, c’est pour cela que la sensation de relief va se développer sur plusieurs années.

Motif abstrait et répétitif dit d'herbe bleue, utilisé pour des illusions d'optiques en trois D

Photo CC BY Dominic Alves, montrant un motif répétitif « d’herbe bleue » qui sera utilisé dans un autostereograme. Ce type de motif est utilisé pour donner une illusion de profondeur par de subtiles modifications.

Cela se produit très tôt : à la naissance, le bébé ne sait pas encore fusionner les deux images, mais entre quatre et six mois, les réflexes de convergence entrent en jeu, et le cerveau voit en relief. Cette vision du relief va s’améliorer jusque vers l’âge de cinq ans.

Des études ont montrées que les zones du cerveau impliquées dans la vision binoculaire sont les zones 17 et 18. La maturation de ces zones se fait pendant les premiers mois de la vie.

Pourquoi ça ne marche pas ?

Dès que les deux yeux ne convergent pas correctement, le cerveau va avoir du mal à fusionner les deux images. Il va alors spontanément désactiver un oeil, celui qui lui semble fonctionner le moins bien, et passer à une vision avec un seuil oeil. On parlera alors d’amblyopie.

Les causes de cette convergence incorrecte sont variées :

  • faiblesse ou défaut dans les muscles oculaires, qui vont gêner le mouvement des yeux, et donc leur alignement
  • lésion organique de l’oeil, accident, infection, etc
  • défauts de la cornée (astigmatisme) ou de la réfraction (myopie, hypermétropie) quand ils sont importants

A partir du moment où ces défauts de la vision conduisent le cerveau à mettre un oeil au repos, il n’y a plus de vision du relief.

Dans ce cas, le cerveau va mettre en place ce qu’on appelle une « vision stéréoscopique monoculaire » : en utilisant ses connaissances (dimensions de l’objet), les éléments visuels comme les différences de couleurs, les ombres, l’évolution de la vision de l’objet avec un déplacement, voire même, chez certaines personnes, une « pseudo vision binoculaire » avec les deux yeux qui regardent alternativement très rapidement, le cerveau produira des informations sur les distances, le relief et la profondeur.

Photo de colline au soleil, avec des ombres, et photo de planches où des ombres forment un cadrillage

Pour la vision monoculaire stéréoscopique, les ombres peuvent aider à percevoir le relier, ou totalement perturber le cerveau.
Photos CC BY NC SA de Philip et CC BY SA de John Salvino

Néanmoins, cette vision est moins efficace que la vision binoculaire. En particulier, dans un environnement inconnu, la personne disposera de moins de repères et pourra se sentir perdue, hésiter devant des « obstacles », ou même éprouver un vertige.

Dépister les troubles de la vision binoculaire chez l’enfant

En revanche, chez l’enfant, le trouble de la vision binoculaire précoce va empêcher le réflexe de fusion, et donc la découverte de la profondeur.

Quelles que soient les corrections ensuite apportée, si les cellules du cortex n’ont pas été stimulée durant les premiers mois de la vie, elles restent immatures, et la perception du relief ne peut plus survenir. Ce, d’autant plus que l’enfant, ayant « appris à voir » sans relief, n’a pas de référence pour corriger sa perception défectueuse.

Bébé atteint d'un léger strabisme

Bébé atteint d’un léger strabisme – Photo CC BY NC SA de Fabien Pfaender

Or le dépistage des troubles de la vision binoculaire est difficile chez le nouveau né, à qui on ne peut pas demander ce qu’il voit.

Il passe donc essentiellement par une observation des mouvements de l’oeil, dans différentes situations, qui vont permettre à l’ophtalmo de déceler si l’enfant bouge anormalement les yeux quand on lui fait modifier l’objet qu’il regarde ou l’oeil qui travaille (avec un cache).

Si un trouble est décelé, la correction précoce est impérative.

Les conséquences du manque de vision binoculaire chez l’enfant

Sans perception du relief, un enfant va sembler très maladroit.

Évaluant mal les distances, il peut se cogner, tomber. Il sera désavantagé pour de nombreuses activités physiques, les jeux de balles, le ski, il a peur de marcher sur une surface étroite, une poutre.

Il peut aussi avoir des difficultés à saisir des objets, ou les poser au bon endroit, il peut les mettre trop au bord d’une table, ou carrément dans le vide. Il se versera un verre d’eau à côté.

Suite de trois tasses diversement cassées

« La maladresse est une maladie évolutive » – Photo CC BY NC ND de Ga3lle

Enfin il peut aussi avoir des difficultés à maitriser l’écriture. Alors que la surface du papier est plane, il maitrise néanmoins moins bien le placement de sa main, et va peut-être écrire entre les lignes. En effet, son œil a des difficultés à converger correctement sur la ligne.

Corriger les troubles chez l’enfant

Chez le très jeune enfant, la correction passe par la correction du défaut optique entrainant l’amblyopie.  Le port de lunettes correctrices, voire l’opération est impératif, pour corriger rapidement le défaut et surtout permettra la maturation des zones du cerveau qui perçoivent le relief.

Si le problème survient après cette phase critique, on peut y associer des exercices correctifs : présenter à un enfant dans un stéréoscope deux images complémentaires (un papillon et une fleur, un perroquet et une cage, un conducteur et sa voiture) et lui demander d’essayer de les « voir ensemble ».

Une cage et un perroquet, l’œil doit fusionner

Mettre le perroquet dans la cage : un exercice de la vision binoculaire

Une autre méthode est le cache sur l’oeil qui travaille, pour lutter contre l’amblyopie : en réactivant l’oeil faible, et en le forçant à travailler, on peut récupérer de l’acuité visuelle. Une fois les deux yeux découverts, le cerveau reçoit à nouveau des images qu’il peut correctement fusionner.

Et chez l’adulte ?

En cas de perte accidentelle de la vision binoculaire, il est possible de la récupérer via les mêmes traitements.

Néanmoins, une vision monoculaire installée ne peut quasiment pas être rétablie. (Alors qu’en cas d’amblyopie, la perte d’un oeil forcera souvent le cerveau à utiliser l’autre oeil, qui pourra récupérer une bonne acuité dans un certain nombre de cas).

Un espoir pour les personnes n’ayant jamais acquis la vision du relief ?

Des études récentes ont mis en évidence un mécanisme par lequel l’œil actif enverrait un signal empêchant la transmission au cortex des images vues par l’oeil désactivé.

Des expériences utilisant la stimulation dichoptique (envoi d’une stimulation différente à chaque oeil) ont permis de meilleurs résultats que les méthodes traditionnelles cachant l’oeil actif.

Ces expériences, dont les résultats sont en phase avec ce que l’on connait aujourd’hui de la plasticité du cerveau, ouvrent une voie pour les personnes qui n’ont jamais eu de vision binoculaire.

Bébé dans les bras de sa mère portant une paire de lunettes

Le port des lunettes peut commencer très jeune – Photo CC BY NC ND de Vanou